…008
À la demande de Cédric, Aodhan Loup Blanc invita les trois nouveaux agents de Montréal à le suivre pour leur fournir un peu d’expérience sur le terrain. Ces derniers l’avaient d’abord dévisagé avec méfiance, craignant que leur patron soit en train de leur tendre un piège destiné à les prendre en défaut pour les expédier à Alert Bay. L’Amérindien avait donc dû leur expliquer que les agents de l’ANGE n’étaient pas que de brillants recherchistes. Ils devaient aussi être capables de mener une enquête à l’extérieur de leur base sans se faire tuer.
— Ne sont-ils pas également censés travailler seuls ? s’étonna Jonah tandis qu’il suivait le vétéran dans le long corridor gris.
— C’était avant que le tiers de la population ne s’évapore, précisa Aodhan. Le monde est devenu un endroit très dangereux. Nous ne portions pas d’armes non plus autrefois, mais nous devons désormais le faire.
Ils s’arrêtèrent à la salle de Formation et choisirent des revolvers et des Holsters dans la grande armoire du fond.
— Ne laissez personne vous désarmer, les avertit Aodhan.
— Mais où nous emmenez-vous, pour l’amour du ciel ? s’exclama Mélissa.
— Dans la rue.
— Laquelle ? s’enquit Shane.
— Vous verrez.
Aodhan les conduisit au garage de la base et les fit monter dans une berline grise, dont il prit le volant. Les trois agents gardèrent le silence en s’adressant mutuellement des coups d’œil inquiets. Impassible comme à son habitude, l’Amérindien conduisait la voiture en se préoccupant davantage de la circulation que des débutants. Puisqu’il y avait de moins en moins de policiers dans cette province, les mauvais chauffeurs étaient devenus un véritable fléau. Il emmena les jeunes jusqu’à l’hôtel où logeait Cael Madden, s’armant de patience pour traverser la foule qui s’était rassemblée sur les pelouses de l’endroit, dans l’attente de voir enfin le prophète sortir de l’établissement.
— Comme initiation, ça promet, laissa tomber Jonah.
— Vous aurez l’occasion, ici, de mettre en pratique tout ce que vous avez appris en Colombie-Britannique, leur promit Aodhan.
Avec l’aide des agents de sécurité de l’hôtel, il gara la voiture dans le stationnement extérieur et en fit descendre les recrues.
— Quelle est notre mission, chef ? demanda Shane.
— Je déplore vraiment le fait qu’on n’ait pas eu le temps de vous enseigner la politesse à Alert Bay, répliqua l’Amérindien, d’un air sérieux. Lorsque vous vous adressez à un supérieur ou à un autre agent que vous ne connaissez pas encore, vous devez l’appeler par son nom de famille et adopter une attitude courtoise. Vous ne devez utiliser vos prénoms qu’entre vous ou avec vos amis. Si je n’ai qu’un seul conseil à vous donner, c’est de cesser de vous référer à Cédric Orléans comme étant votre capitaine. Il n’y a pas de grades dans l’ANGE.
— Ni de sens de l’humour, grommela Shane.
— C’est un privilège qui s’acquiert, monsieur O’Neill. Est-ce que je me fais bien comprendre ?
— C’est très clair, soupira Mélissa au nom du trio.
— Mettez vos écouteurs à la fréquence quatre.
Les agents s’exécutèrent sur-le-champ.
— Nous allons nous diviser en deux groupes et marcher autour de cet hôtel.
— Que cherchons-nous, monsieur Loup Blanc ? demanda Shane sans même tenter de dissimuler un sourire sarcastique.
Aodhan n’en fit pas de cas.
— Parmi toutes ces brebis se cachent des loups. Certains les escroquent, d’autres les enlèvent pour assouvir leurs sombres desseins. Aujourd’hui, nous allons en appréhender autant que nous le pourrons.
— Faisons-nous partie d’une opération policière ? voulut savoir Mélissa.
— Oui, mais la police n’est pas encore au courant. Dès que nous commencerons à procéder à des arrestations, je communiquerai avec la station la plus proche pour qu’on vienne cueillir ces criminels.
— C’est un beau défi, réfléchit Jonah, à haute voix.
— C’est une mission, monsieur Marshall, corrigea Aodhan.
— Qui va avec qui ? s’enquit Mélissa.
— Vous irez avec monsieur Marshall. Monsieur O’Neill demeurera avec moi. Nous nous retrouverons ici à midi, à moins qu’il ne se passe quelque chose d’imprévu.
Les deux équipes partirent chacune de son côté. En fait, Aodhan s’attendait à devoir changer de partenaires lorsque Mélissa et Jonah lui avoueraient ne pas savoir comment s’y prendre. Il les formerait ainsi un à la fois s’il le fallait, mais Cédric serait fier d’eux au bout du compte.
— Ces criminels essaient-ils de nuire à Madden en s’attaquant à ses disciples ? demanda Shane.
— Pas consciemment, répondit l’Amérindien. Ils cherchent surtout à voler de l’argent pour payer leur loyer ou leur nourriture.
— Comme tout le monde, quoi.
— Non, monsieur O’Neill. Il reste encore sur cette planète des gens honnêtes qui n’abusent pas des autres et qui font l’effort de travailler pour gagner leur vie.
— Je n’ai pas dit ça pour vous mettre en colère.
— Il y a des choses qui nous tiennent tous à cœur, je suis désolé.
— Nous sommes tous conscients qu’il ne reste sur Terre que des indécis et des criminels depuis le Ravissement. L’injustice est malheureusement devenue un mode de vie.
— Pas si nous l’enrayons de toutes les façons possibles. Cela fait partie des buts de notre agence.
Ils marchèrent le long du fleuve qui, devant l’hôtel, était devenu un lac après l’engloutissement du centre-ville. Les yeux d’Aodhan étaient de véritables radars qui scrutaient tous les visages, toutes les mains, toutes les intentions.
— Pourquoi tous ces gens sont-ils ici en train d’attendre Madden ? le questionna encore Shane.
— Les indécis ont besoin d’un leader spirituel. Il ne reste plus que des charlatans dans les religions officielles, les véritables chefs ayant disparu en même temps que leurs fidèles.
— Madden est-il la réincarnation du Christ ?
— Je n’en sais franchement rien. Il possède un charisme certain et ses intentions sont pures, mais je ne m’avancerai pas à dire qu’il est ce prophète du passé.
Aodhan n’avait pas fini sa phrase qu’à quelques pas d’eux, un homme vêtu d’un pantalon et d’une veste en denim usé bouscula un groupe de jeunes femmes et arracha l’un de leurs sacs à dos.
— Aie ! s’exclama la victime.
Les deux agents s’élancèrent et tentèrent de se saisir du voleur. Vif comme l’éclair, ce dernier se pencha au moment où Aodhan allait lui agripper le bras et lui échappa.
— Mademoiselle Collin, monsieur Marshall, il y a un homme qui fonce vers vous, les avertit l’Amérindien en poursuivant le criminel avec Shane. Le voyez-vous ?
— Affirmatif, répondit Mélissa.
— Interceptez-le.
Lorsque le malandrin constata qu’il allait être pris en tenaille, il arrêta brusquement sa course et jeta le sac à dos sur le sol. Jonah et Mélissa se campèrent devant lui, l’arme au poing.
— Ne bougez plus ! l’avertit l’agente.
Aodhan et Shane arrivèrent derrière le malfaiteur. L’aîné s’approcha pour lui passer les menottes, mais n’alla pas plus loin. Coincé entre les quatre agents, le brigand poussa un sifflement aigu qui fit reculer l’Amérindien. Ce dernier n’eut pas le temps de recommander à ses protégés de conserver leur sang-froid que le visage du voleur se couvrait d’écailles vert sombre.
— Mais qu’est-ce… ? s’étrangla Jonah.
— Attention à ses griffes et à ses dents ! hurla Aodhan.
Effrayés, les disciples qui les entouraient s’écartèrent immédiatement. Le Neterou fondit sur le poursuivant qui lui semblait le plus vulnérable des quatre, soit Mélissa. Interdite devant cette soudaine apparition, la jeune femme ne perdit heureusement pas pour autant ses réflexes d’arts martiaux. Elle esquiva la main griffue qui visait sa gorge, s’empara du bras du reptilien et lui fit exécuter une culbute sur la pelouse. Immobilisant ses bras, elle enfonça son genou dans son dos.
— Ne bougez plus ou vous passerez le reste de vos jours dans une chaise roulante ! s’exclama-t-elle.
Jonah s’empressa de passer les menottes au malfaiteur, puis le retourna sur le dos. Le bandit montra les dents en poussant des grincements aigus. Ne se laissant nullement impressionner, Mélissa fouilla ses poches sans trouver quoi que ce soit.
— Il est impossible de l’identifier, monsieur Loup Blanc, annonça-t-elle en se relevant.
— Dois-je appeler la police ? demanda Jonah.
— Ne vaudrait-il pas mieux appeler le zoo ? lança Shane.
Au lieu de le rappeler à l’ordre, Aodhan fixait intensément le visage ophidien du voleur en se rappelant que c’étaient des créatures semblables qui enlevaient des gens et les dévoraient.
— Monsieur Loup Blanc ? s’inquiéta Mélissa.
L’Amérindien s’accroupit près du visage du Neterou et l’empoigna solidement à la gorge.
— Il y a des lois dans ce pays et ce, aussi bien pour les humains que pour les reptiliens ! cracha Aodhan, qui avait de plus en plus de mal à maîtriser sa colère. Vous allez apprendre à les respecter !
Heureusement, alertés par les cris de la foule, deux policiers s’approchaient à grands pas. Sous les yeux des agents de l’ANGE, le voleur reprit alors son visage humain. Aodhan le remit sur pieds sans lâcher son emprise. Privé d’air, le criminel se mit à se débattre. Shane eut alors la présence d’esprit de forcer l’Amérindien à lâcher l’homme avant l’arrivée des représentants de la loi.
— Que se passe-t-il, ici ? tonna l’un d’eux.
Aodhan sortit un étui de sa poche intérieure de son veston et leur montra son badge.
— Il a volé un sac à dos et nous l’avons intercepté, leur expliqua Mélissa.
— Nous nous occupons de lui.
Ils emmenèrent le coupable avec eux en direction du stationnement.
— Je vais rendre le sac à sa propriétaire, décida Shane.
— Fais vite, lui ordonna Aodhan.
Le vétéran lissa les plis sur son veston avec ses paumes, le regard absent. Mélissa et Jonah l’observaient sans savoir ce qu’ils pouvaient lui dire. Dès le retour de leur collègue, qui avait du rouge à lèvres sur la joue, Aodhan reprit sa ronde mécaniquement. Mélissa nettoya la marque sur la joue de Shane et coupa court aux pensées d’Aodhan.
— Devons-nous nous séparer à nouveau ? demanda-elle bravement.
— Jusqu’à midi, se contenta-t-il de répondre.
Shane envia ses amis, qui prirent la direction opposée à la sienne. Il marcha près de l’Amérindien sans oser dire un mot et employa plutôt son temps à observer la foule, à la recherche d’un autre criminel. Il ressentit un grand soulagement lorsque l’heure du repas sonna enfin. Comme un automate, Aodhan piqua vers le point de ralliement convenu à leur arrivée. Mélissa et Jonah les y attendaient déjà.
Ils entrèrent dans l’hôtel et se présentèrent à l’entrée du restaurant. L’hôtesse commença par leur dire qu’il n’y avait plus de places, puis se ravisa lorsque l’agent lui présenta, son insigne métallique. Elle libéra aussitôt une table dans un coin, près de la porte.
— À Alert Bay, nos professeurs nous ont recommandés de ne jamais nous servir de notre position pour obtenir des faveurs, fit Jonah, médusé par le comportement du vétéran.
— Ils auraient dû plutôt vous enseigner à vous servir de votre jugement, répliqua sèchement Aodhan.
— Avant que les choses ne s’enveniment et que nous n’arrivions plus à nous parler, intervint Mélissa, nous aimerions savoir pourquoi vous êtes dans un état pareil.
— J’ai de la difficulté à partager ma planète avec ces créatures sanguinaires.
— Je ne crois pas me tromper en disant que vous n’êtes pas le seul, laissa tomber Shane.
— S’agissait-il d’un des reptiliens dont parle la base de données de Vincent McLeod ? demanda Mélissa.
— Sans équivoque.
— Et moi qui n’y croyais pas, soupira Jonah. Je suis bien servi.
— J’ai l’impression que c’est encore plus personnel que ça, décoda Mélissa.
— J’ai eu à m’occuper d’une affaire plutôt macabre à Toronto, confirma Aodhan.
Les trois jeunes se penchèrent vers lui pour l’inciter à se confier à eux.
— Je fouillais les décombres de la maison d’un reptilien lorsque j’ai découvert, dans son sous-sol, une salle de rituel et des dizaines de cages où il gardait les enfants qu’il enlevait.
— Pour en faire quoi ? demanda innocemment Jonah.
— Il les tuait et il les mangeait.
La serveuse choisit ce même instant pour se présenter à leur table avec son petit carnet.
— Pourriez-vous revenir dans quelques minutes ? fit Mélissa, le cœur au bord des lèvres.
— Oui, bien sûr.
Mélissa attendit qu’elle se soit éloignée pour poursuivre son interrogatoire.
— Est-ce que tous les reptiliens sont carnivores ?
Aodhan hocha la tête de façon affirmative.
— Pourquoi ne mangent-ils pas des animaux au lieu des humains ?
— C’est une question de goût, j’imagine.
Mélissa fit la grimace.
— Sommes-nous censés les éliminer ? s’enquit Shane.
— Ce serait bien inutile, puisqu’ils représentent au moins la moitié de la population en ce moment. Il y a par contre une autre race de reptiliens dont c’est la tâche.
Aodhan leur parla des Nagas jusqu’au retour de la serveuse. Les agents ne commandèrent qu’un goûter léger, qu’ils avalèrent en l’écoutant ensuite parler de l’Antéchrist.
— Pourquoi ne nous dit-on rien de ces serpents dans nos livres d’histoire ? s’étonna Shane.
— Parce que ce sont eux qui les écrivent, répondit l’Amérindien.
Son téléphone cellulaire se mit à vibrer dans la poche intérieure de son veston. Il y répondit aussitôt, mais écouta son interlocuteur au lieu de lui parler.
— J’arrive, conclut-il avant de refermer le petit appareil.
Il le remit dans sa poche et regarda les trois agents à tour de rôle.
— J’ai quelqu’un à vous présenter.
Il régla l’addition et guida ses protégés vers les ascenseurs de l’hôtel.
— Madden lui-même ? devina finalement Shane.
Ils montèrent jusqu’à la suite du prophète, qui leur ouvrit lui-même la porte. Il étreignit l’Amérindien qui, à la grande surprise des recrues, se laissa faire.
— Je suis vraiment content de te revoir, Aodhan. Je vous en prie, entrez.
Ils pénétrèrent dans le salon d’une propreté impeccable, comme si Cael venait tout juste d’y arriver et pourtant, il y vivait depuis quelque temps déjà.
— Cindy n’est pas avec toi ? s’étonna Aodhan.
— Elle est dans la salle de bain, en train de se faire une beauté qui est pourtant toute naturelle chez elle, répondit Madden. Asseyez-vous.
Les agents se dispersèrent sur les sofas.
— Présente-moi tes amis, Aodhan, insista Cael.
— Voici Mélissa Collin, Shane O’Neill et Jonah Marshall. Ce sont des collègues de travail.
— T’accompagneront-ils jusqu’au centre où je dois m’adresser aux enfants de Dieu ?
— Tout dépendra de la date de la conférence.
— Je t’ai aperçu du balcon, alors j’ai su que c’était le signe que j’attendais. Allons-y tout de suite.
Mélissa haussa les sourcils en dévisageant le vétéran. « Comment les milliers de personnes dehors vont-elles savoir qu’elles doivent s’y rendre maintenant ? », se demanda-t-elle.
— Je viens tout juste de les y convier, répondit Cael à sa question silencieuse.
Incrédule, Mélissa bondit vers le balcon et vit que les disciples quittaient la pelouse de l’hôtel et se dirigeaient vers la aie.
— J’ai un véhicule dans le stationnement, indiqua Aodhan.
— J’aimerais y aller avec eux.
— Nous en avons déjà discuté. C’est trop dangereux.
— Je ne suis pas venu me cacher à Montréal, mon ami. Je suis venu rassurer ceux qui croient toujours en Dieu. Laisse-moi marcher comme le berger avec ses brebis.
L’Amérindien soupira avec découragement. Cael était encore plus têtu que Cédric Orléans.
— Ces recrues sont sous ma responsabilité. Mon patron me laissera t’accompagner, c’est certain, mais je ne sais pas ce qu’il décidera pour eux.
— Si on le lui demandait ?
La montre de l’agent se mit justement à vibrer sur son poignet. Aodhan baissa les yeux et vit que les chiffres clignotaient en orange. « Si c’est Cédric, j’allume un lampion », songea l’Amérindien en appuyant sur le cadran en verre.
— ALB, neuf, quatre-vingt-dix-neuf.
— Aodhan, c’est Cédric. Comment les jeunes se débrouillent-ils ?
— Ils sont d’une efficacité remarquable. Mais pourquoi m’appelles-tu à ce moment précis ?
— J’étais en train de lire les dernières communications de la division canadienne lorsque j’ai senti le besoin de vérifier comment les choses se passaient pour toi.
— Je suis avec monsieur Madden, qui me demande de l’accompagner à pied jusqu’à sa conférence.
— Crois-tu que ce serait une bonne chose pour les recrues ?
— Personnellement, je pense que tout ce qui nous arrive dans la vie nous sert d’expérience.
— Dans ce cas, je les place sous ta responsabilité jusqu’à votre retour à la base.
— Merci beaucoup. Je te laisserai bientôt savoir si c’était une sage décision. ALB, terminé.
Aodhan pressa à nouveau sur le cadran de sa montre et décocha un regard incrédule au prophète, qui souriait de toutes ses dents.
— Je ne comprendrai jamais comment tu t’y prends, avoua l’Amérindien.
— Cesse de vouloir comprendre et commence à croire.
Cindy sortit enfin de la salle de bain. Elle s’arrêta net en apercevant autant de monde dans le salon. Ses yeux s’arrêtèrent enfin sur Aodhan. Il eut à peine le temps de se lever qu’elle lui sautait dans les bras et le serrait affectueusement. Il lui présenta ensuite les trois recrues de l’ANGE.
— Je suis passée par là, moi aussi, se rappela-t-elle. J’admire votre courage, car les ennemis que nous devons affronter de nos jours n’ont rien à voir avec ceux d’avant.
— Nous partons, lui annonça Madden.
— Tu as reçu un signe ?
Il acquiesça d’un mouvement de la tête et marcha jusqu’à elle. Il passa doucement la main devant son visage et fit disparaître tous les produits chimiques qu’elle y avait appliqués.
— Tu as encore effacé mon maquillage ? se désespéra-t-elle.
— Je veux te voir telle que tu es.
— C’est primordial pour une femme d’aider un peu la nature, Cael !
— Pas quand cette femme est déjà belle. Et combien de fois t’ai-je répété que la beauté extérieure est éphémère ? C’est celle du cœur qu’il faut cultiver, pas celle dictée par la société. Les entreprises qui fabriquent tous ces fards font croire aux femmes qu’elles n’auront jamais de succès dans la vie si elles n’utilisent pas tous leurs produits, mais leur vrai but, c’est de faire de l’argent en les rendant malheureuses.
Debout devant la fenêtre du balcon, Mélissa hocha la tête pour dire qu’elle approuvait ses paroles.
— Partons avant que Cindy ne retourne dans la salle de bain, la taquina le prophète.
— Dans cette robe ?
— Elle te va à merveille.
Elle portait une robe moulante vert émeraude toute simple qui s’arrêtait à la hauteur de ses genoux, ainsi que des sandales dorées. Le centre sportif se situait à des kilomètres de l’hôtel, et Cindy se demanda si ses chaussures légères tiendraient le coup. Elle n’eut pas le temps de communiquer ses craintes que la troupe se mettait déjà en route.
— Nous devons former une boîte imaginaire autour de monsieur Madden et de mademoiselle Bloom, indiqua Aodhan à ses jeunes collègues, et ne jamais les laisser en sortir. De la même façon, rien ne doit pouvoir les y atteindre. Ouvrez l’œil et avertissez-moi si vous voyez tout individu suspect, sauf s’il est directement devant vous. Si cela se produit, réagissez tout de suite.
Cael continuait à sourire, tout à fait inconscient des dangers qui le guettaient dans le monde extérieur. À ses côtés, Cindy se désolait d’être obligée de sortir sans maquillage. Avec Aodhan et Mélissa en tête, la petite troupe quitta la suite. Shane et Jonah fermaient la marche. Lorsqu’ils mirent le pied dehors, les gens qui s’apprêtaient à suivre la foule se mirent à acclamer le prophète. Cael n’eut qu’à lever les bras pour les calmer. En voyant qu’il marchait avec eux sur la route, ils commencèrent à se rapprocher dangereusement de lui.
— J’apprécierais que tu utilises tes talents pour que nous ne soyons pas broyés par leur enthousiasme, chuchota Aodhan au prophète.
Aussitôt dit, aussitôt fait. La foule cessa de les comprimer, leur laissant suffisamment d’espace pour qu’ils puissent marcher et porter leur regard au loin. Un autre phénomène, auquel Aodhan ne s’attendait pas se produisit. Au fur et à mesure que la procession avançait dans la ville, les policiers fermèrent les rues transversales, mais ne purent empêcher les piétons de se joindre à la marche. En arrivant devant le centre sportif, la foule avait doublé.
Madden allait franchir la porte d’entrée principale quand un jeune homme se mit à bousculer tout le monde pour atteindre le prophète. Ne sachant pas s’il s’agissait d’un malade qui voulait absolument se faire guérir avant le discours du prophète ou d’un fou qui voulait l’assassiner, les gardes du corps ne réagirent pas tout de suite. Ce fut Mélissa qui vit la première le revolver que l’inconnu tenait à la main.
— Il est armé ! cria-t-elle en fonçant sur lui.
Aodhan poussa Cindy et Cael à l’intérieur et bloqua l’entrée avec son corps, tout en surveillant ce qui se passait devant lui. Sans hésitation, Shane et Jonah s’étaient précipités pour aider leur collègue, mais elle avait déjà la situation bien en main. Sans penser à sa sécurité personnelle, Mélissa saisit le bras du tueur et le força à pointer son arme vers le ciel. Un solide coup de coude dans son estomac et il lâcha le revolver, qui tomba sur le sol. L’agente mit ensuite en pratique les techniques d’immobilisation qu’elle avait apprises et plaqua le tireur au sol à quelques centimètres de son arme.
Shane et Jonah passèrent les menottes à l’assassin et le relevèrent, convaincus qu’il allait se transformer en reptilien d’une minute à l’autre, mais il n’en fit rien. De leur côté, les policiers tentaient avec beaucoup de difficulté de se frayer un chemin dans la foule pour se rendre jusqu’aux agents de l’ANGE. Aodhan était si absorbé par toute cette action qu’il ne sentit pas Cael passer sous son bras.
Mélissa vit approcher le prophète avant ses amis et voulut l’empêcher de se rendre jusqu’à l’homme qui avait voulu attenter à sa vie.
— Laisse-moi lui parler, fit Cael d’une voix douce et irrésistible.
Sans comprendre pourquoi, Mélissa s’écarta, ce qui était tout à fait contraire à son entraînement. Madden commença par regarder le tueur droit dans les yeux, puis posa la main sur son front. Aodhan voulut le faire reculer, mais il résista.
— Qui t’a demandé de faire un geste pareil ? s’enquit Cael.
Le pauvre homme secoua frénétiquement la tête sans pouvoir détacher son regard de celui du prophète.
— Il avait la peau…
Un coup de feu retentit, semant la panique parmi les disciples. Cette fois, Aodhan employa la force et tira Madden à l’intérieur de l’immeuble. Du sang s’échappa de la bouche de l’assassin, qui s’écroula sur le sol, entraînant Shane avec lui.
— Es-tu blessé ? s’alarma Jonah en se penchant tout de suite sur lui.
— Je n’ai pas été touché ! cria-t-il dans le tumulte. Mélissa ?
— Ça va, assura-t-elle en appuyant les doigts sur le cou de l’homme. Mais pas lui. Il est mort.
— On lui a tiré dans le dos, indiqua Shane. J’ai vu pénétrer la balle.
Les agents se redressèrent en regardant au loin. Le tireur aurait pu se dissimuler dans au moins une dizaine de cachettes dans les bâtisses avoisinantes. La police se présenta enfin sur les lieux. Mélissa leur expliqua sommairement ce qui venait de se passer et entendit l’ordre d’Aodhan dans son petit écouteur.
— Repliez-vous.
Les recrues reculèrent, laissant les policiers faire leur travail. Ils entrèrent dans le centre sportif et allèrent retrouver le vétéran, qui empêchait Cael et Cindy de retourner dehors.
— Je peux les calmer, protesta le prophète.
— Quand tu seras sur la scène, pas avant.
Avec l’aide de ses jeunes collègues, l’Amérindien les força à se réfugier dans la loge préparée à leur attention depuis longtemps. L’équipe du centre ayant renforcé les mesures de sécurité, chaque disciple fut fouillé et passé au détecteur de métal avant d’être admis dans la section des gradins. Le processus dura de longues heures, mais personne ne s’impatienta.
Lorsqu’ils furent tous assis, il ne restait aucun siège de libre. L’intensité lumineuse diminua, provoquant un vacarme de cris de joie. Avec sa simplicité habituelle, Cael Madden marcha jusqu’au centre de la scène, tenant Cindy par la main.
— Merci de vous être montrés si coopératifs, dit-il dans son micro sans fil.
La foule se mit à l’acclamer pendant de longues minutes. De chaque côté de la scène, les agents de l’ANGE étaient sur leurs gardes. Madden déclama le même genre de sermon qu’il faisait un peu partout depuis le début de sa mission divine. Il parla des événements catastrophiques qui allaient secouer la planète et de la terrible guerre que se livreraient des démons en Terre sainte. Il mit ses fidèles en garde contre la gentillesse apparente de l’Antéchrist et leur demanda d’être forts et courageux. Puis, il prononça quelques mots qui eurent l’effet d’une bombe.
— Dans quelques jours, je partirai pour Jérusalem afin de paver la voie à celui que vous attendez.
Il n’y eut plus un seul bruit dans l’immense centre. Tous le regardaient avec stupéfaction.
— Mais je ne vous abandonnerai pas, ajouta Madden. Je vous laisse aux bons soins du meilleur de tous mes bergers.
Aodhan comprit que ce qu’il redoutait tant était sur le point de se produire. Cael tourna la tête vers l’Amérindien et lui décocha un sourire qui fit naître en lui un soulagement inexplicable.
— Ce berger est ici ce soir, affirma Cael en tendant le bras vers l’agent de l’ANGE. Il s’appelle Aodhan Loup Blanc et il veillera sur vous.
Aodhan sentit une force inexplicable le pousser vers le prophète.